Et si c'était "ceci ET cela" ? - Quelques réflexions sur le présent et pourquoi faire des pratiques somatiques le coeur de son temps disponible
- Clément Marceau
- 8 mars
- 4 min de lecture

L'illusion de l'optimisation et le piège du produit-performant
Je regarde les applications de thérapie cognitive comportementale sur l’App Store et je m’effare de constater que nous sommes tous devenus les produits-porte-monnaie d’une économie de la performance et de l’optimisation qui cherche à ingénieriser chaque aspect de l’existence pour le fluidifier.
Cet état de fait s’inscrit dans ce que Byung-Chul Han appelait en 2010 La Société de la fatigue1, une époque où l’individu est sommé de s’auto-exploiter sous couvert d’autonomie et d’optimisation personnelle. Dans cette logique, même le soin psychologique devient un marché structuré autour de l’efficience, où les émotions et les troubles de l’attention sont traités comme des bugs à corriger plutôt que comme des signaux d’une réalité systémique.
Un monde sans vérité, dominé par l’hyper-optimisation
Cela me fait sourire de repenser à comment j’étais il y a quelques années : trop peu sûr de moi pour exprimer des opinions non consensuelles, mais pourtant plus rigide dans mes valeurs et mes certitudes. Aujourd’hui, mon flou artistique plein de compromissions me semble plus pragmatique, mais il m’empêche encore parfois de passer à l’action.
Jean Baudrillard écrivait en 1981 dans Simulacres et Simulation2 que nous sommes entrés dans une époque où la vérité n’est plus un critère de valeur, remplacée par des simulacres et des hyper-réalités. L’ère post-libérale est celle où l’hyper-optimisation est un réflexe omniprésent et où aucun discours cohérent ne sous-tend la réalité collective. Naomi Klein, dans La Stratégie du Choc (2007)3, explique que le capitalisme de crise fonctionne en entretenant un état de sidération et de précarité, rendant difficile toute remise en question profonde. Et pourtant, il est encore possible de ralentir le Titanic avant le choc.

La conscience comme point de départ du pouvoir personnel
Mes aventures m’ont forgé, mes épreuves m’ont fait grandir, et quelque chose en moi sait qu’il est temps de dire, de faire, d’incarner un exemple à vivre et de propager les états d’être que je souhaite voir chez les autres.
J’ai choisi de partir de l’expérience immédiate de la conscience, car c’est là que le pouvoir d’une personne commence. Francisco Varela, dans L’Inscription corporelle de l’esprit (1993)4, montrait que notre conscience est toujours située dans un corps et dans une relation au monde. À partir de ce lieu-là, il devient possible d’identifier ses biais, ses incohérences et ses luttes intérieures – en somme, tout ce qui nous fait agir dans le monde, consciemment ou inconsciemment.
La congruence comme clé de transformation
C’est en prenant conscience de ces dynamiques que l’on peut transformer ses schémas et incarner ce que l’on souhaite vraiment être. Carl Rogers, dans On Becoming a Person (1961)[5], parlait de congruence pour désigner cet état d’alignement entre valeurs, ressentis, émotions, pensées, paroles et actes. Pour lui, cet alignement est la clé d’une vie pleinement réalisée.
Une personne congruente est la plus puissante qui soit, car elle ne gaspille pas d’énergie en contradictions internes. Brené Brown, dans The Gifts of Imperfection (2010)[6], montrait que la congruence est inséparable de la vulnérabilité et de l’authenticité. Une personne alignée s’aime plus facilement, et en retour, elle aime plus sincèrement les autres et le monde.

La non-congruence comme moteur de destruction
À mes yeux, tout ce qui « ne va pas » dans le monde vient de l’action de personnes non congruentes. Boris Cyrulnik, dans Les Vilains Petits Canards (2001)[7], a étudié comment les traumatismes se transmettent de génération en génération sans être conscientisés. Nous sommes comme une boule de tension qui se densifie à mesure que le temps passe. Aucun système biologique ne prospère sous une telle contrainte.
La non-congruence pousse la conscience humaine vers une consommation infinie de plaisirs immédiats, qui devient le carburant du système qui nous détruit. Gabor Maté, dans In the Realm of Hungry Ghosts (2008)[8], a montré que l’addiction est souvent une réponse au manque d’alignement intérieur, plutôt qu’une faiblesse morale.
À l’inverse, les personnes congruentes consomment moins de ressources, de temps et d’énergie vitale des autres. Elles sont autonomes, résiliantes et deviennent des pourvoyeuses de ressources et d’amour.
L’illusion de l’universalisation et la puissance du « Ceci ET cela »
Une autre chose qui me frappe, en particulier dans la culture rationaliste matérialiste française, c’est l’élan spontané d’universalisation. Edgar Morin, dans La Méthode (1977)[9], explique que la complexité du monde ne peut être comprise par des logiques binaires, mais exige une pensée systémique et interdépendante.
Au lieu de demander Qu’est-ce qui est vrai ? Ceci ou cela ?, je préfère me poser la question Et si les deux étaient vraies, qu’est-ce que cela révèle sur la situation ? Gregory Bateson, dans Steps to an Ecology of Mind (1972)[10], considérait déjà cette approche comme essentielle à la compréhension des systèmes vivants. Essaye, tu verras : cela donne souvent beaucoup plus de sens aux choses.
Références
Han, Byung-Chul. La Société de la fatigue. Éditions Circé, 2014. Lien vers l'éditeur ↩
Baudrillard, Jean. Simulacres et Simulation. Éditions Galilée, 1981. Lien vers l'éditeur ↩
Klein, Naomi. La Stratégie du Choc. Actes Sud, 2008. Lien vers l'éditeur ↩
Varela, Francisco. L’Inscription corporelle de l’esprit. Seuil, 1993 (https://www.seuil.com/ouvrage ↩
Rogers, Carl, On Becoming A Person, Ed Houghton Mifflin, Boston 1961. Lien vers l'ouvrage
Brown, Brené, The Gifts of Imperfection, Hazelden, 2010, Sur Goodreads
Cyrulnik, Boris, Les villains petits canards, Odile Jacob, 2001. Site de l'éditeur
Maté, Gabor, In The Realm Of Hungry Ghosts, Vermillion, 2018, Site de l'auteur
Morin, Edgar, La Méthode, Seuil, 1977-2006, Site de l'éditeur
Bateson, Gregory, Vers une écologie de l'esprit, Seuil, 1977, Lien vers l'ouvrage
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